Pourquoi avoir attendu 20 ans après l’opĂ©ration Turquoise pour tĂ©moigner publiquement ?
Le long cheminement du devoir de témoigner.
Commençons par le Rwanda, au cœur du sujet.

Le Rwanda est un pays d’Afrique centrale, de la rĂ©gion des Grands Lacs. En 1993, après des annĂ©es de conflits entre Hutus et Tutsis, des accords de paix (dits d’Arusha) sont signĂ©s et le pays semble s’apaiser. Mais l’avion du prĂ©sident JuvĂ©nal Habyarimana est abattu en avril 1994, dĂ©clenchant un massacre systĂ©matique des Tutsis et des opposants hutus.
Ce massacre a fait plusieurs centaines de milliers de victimes, probablement près d’un million.
Il est qualifiĂ© de gĂ©nocide par l’ONU et s’est rĂ©vĂ©lĂ© avoir Ă©tĂ© organisĂ© et impitoyablement conduit par le gouvernement intĂ©rimaire rwandais (GIR) qui a pris le pouvoir dans la foulĂ©e de l’assassinat du prĂ©sident.
La France, qui avait soutenu le gouvernement Habyarimana, dĂ©cide d’intervenir militairement, sous couvert d’un mandat de l’ONU, et dĂ©clenche l’opĂ©ration Turquoise en juin 1994, c’est une des plus importantes interventions militaires françaises en Afrique depuis des dĂ©cennies et sans doute une des plus controversĂ©es.
La France a soutenu de fait ce gouvernement intĂ©rimaire au moins jusqu’Ă  son renversement par les soldats de Paul KagamĂ©, redoutable chef de guerre, qui monopolise le pouvoir depuis cette date.

L’opĂ©ration Turquoise s’est dĂ©roulĂ©e de juin Ă  aoĂ»t 1994, elle est officiellement affichĂ©e comme ayant poursuivi un « but strictement humanitaire », largement en contradiction avec une partie des missions qui nous ont Ă©tĂ© confiĂ©es sur place.
Cette opĂ©ration a surtout clĂ´turĂ© 4 ans d’intervention française au Rwanda achevĂ©es par un drame sans Ă©gal, un gĂ©nocide.
Pourquoi je n’ai pas parlĂ© Ă  l’Ă©poque ?
Le devoir de réserve

En 1994, j’avais 28 ans et j’ai participĂ© Ă  cette opĂ©ration en tant que capitaine du 68° rĂ©giment d’artillerie d’Afrique, unitĂ© d’artillerie qui Ă©tait dĂ©diĂ©e Ă  la lĂ©gion Ă©trangère. Cela faisait dĂ©jĂ  5 ans que j’Ă©tais en unitĂ© de combat, et je revenais d’une mission au Cambodge que je qualifierais d’Ă©prouvante.

Dans ce rĂ©giment d’artillerie professionnel, j’avais acquis une spĂ©cialitĂ© de guidage des frappes aĂ©riennes, comme FAC (Forward Air Controller, soit en français Officier ContrĂ´leur AvancĂ©).
Un bombardement, une frappe aĂ©rienne dans le jargon militaire, est très difficile s’il n’y pas de guidage. Le guidage sur la bonne cible nĂ©cessite d’ĂŞtre Ă  proximitĂ©, pas toujours en terrain maĂ®trisĂ©, et avec une espĂ©rance de vie limitĂ©e si l’on considère qu’il est nettement plus facile de flinguer un TACP (l’Ă©quipe de guidage), que d’abattre un avion Ă  900 km/h…nous recevions donc dans ce rĂ©giment un entraĂ®nement spĂ©cial pour la recherche et la destruction de cibles, avec des frappes aĂ©riennes ou terrestres. Cela dĂ©veloppe une grande capacitĂ© d’observation, de rapiditĂ© de prise de dĂ©cision et d’autonomie …

Le 22 juin 1994, j’ai Ă©tĂ© dĂ©tachĂ© pour l’opĂ©ration Turquoise comme FAC d’une compagnie de combat du 2°REI (RĂ©giment Ă©tranger d’infanterie, NĂ®mes) avec laquelle je suis parti le 23 juin.
J’insiste sur le fait que je n’assistais pas aux discussions politico-militaires et que je n’avais aucun accès aux cercles de dĂ©cision qui dĂ©cidèrent cette intervention. Par contre je sais plutĂ´t bien ce que j’ai fait la-bas, entre le ZaĂŻre et le Rwanda, avec quelques centaines d’hommes dont l’horizon Ă©tait assez immĂ©diat et les actions pour le moins concrètes.
Je suis rentré le 05 août, pour me préparer à la mission suivante, Sarajevo.
En revenant de cette opĂ©ration, j’Ă©tais très interrogatif sur le rĂ´le qu’on nous avait fait jouer, sur le soutien apportĂ© au gouvernement intĂ©rimaire (GIR dont j’ignorais encore le rĂ´le central dans le gĂ©nocide) et aux forces armĂ©es rwandaises (FAR) dont nous n’avions pu que constater la dĂ©liquescence face au FPR de Paul Kagame.

J’Ă©tais interrogatif, mais en faire Ă©tat publiquement m’Ă©tait interdit par le devoir de rĂ©serve imposĂ© par le statut gĂ©nĂ©ral des militaires. On reproche souvent aux ArmĂ©es cette culture du silence, cette pression constante qu’exercerait l’environnement militaire. En rĂ©alitĂ© c’est surtout une culture du non-Ă©crit. Vous disposez en effet d’une grande libertĂ© de parole en interne, je ne me souviens pas qu’une seule fois un militaire m’ait demandĂ© de me taire, dans nos cercles « fermĂ©s ». Ce qui est proscrit en rĂ©alitĂ©, c’est de s’exprimer publiquement et donc d’Ă©crire.
Par exemple, mes diffĂ©rents patrons en unitĂ©s opĂ©rationnelles m’ont toujours demandĂ© d’effacer, de mes rapports de retour de mission, les parties qui questionnaient autrement que sur l’aspect technique de nos interventions, alors mĂŞme qu’ils en discutaient ouvertement avec moi.
Bien peu de militaires Ă©crivent donc, et leur rare production est trop souvent une autobiographie fastidieuse ou un hommage Ă  leur capacitĂ© de ne pas s’exprimer. C’est particulièrement vrai pour le Rwanda oĂą les quelques ouvrages d’origine militaire sont affligeants, des larmes de crocodile plus que d’honneur…
Comment cette histoire n’a cessĂ© de m’occuper l’esprit

Ai-je Ă©tĂ© silencieux pendant 20 ans ? Je crois n’avoir jamais cessĂ© d’en parler lors de « discussions privĂ©es », dĂ®ners entre amis qui font vite comprendre qu’ils ne comprennent pas forcĂ©ment ce dĂ©bat et discussions universitaires pendant des cycles de formation oĂą l’on vous Ă©coute avec intĂ©rĂŞt mais sans que cela n’ait plus de suite. Il ne me semble pas que c’Ă©tait du dĂ©sintĂ©rĂŞt de ceux qui m’Ă©coutaient, souvent avec attention, mais cela ne dĂ©passait jamais la sphère du privĂ© et n’Ă©tait jamais relayĂ© ou Ă©tendu Ă  un dĂ©bat, tout cela restait de simples discussions privĂ©es.
Je dois ajouter aussi que, quelques mois après le Rwanda, je suis parti pour une autre mission compliquĂ©e, comme chef de TACP (en charge des frappes aĂ©riennes) du 1° REC (RĂ©giment Étranger de Cavalerie, Orange) Ă  Sarajevo. Et puis j’ai enchainĂ© d’autres missions et le Rwanda s’Ă©loignait…

Cependant je continuais Ă  gamberger sur ce sujet d’autant que j’ai quelques amis rwandais dont les plaies ne se refermeront jamais et dont le simple contact me rappelle inexorablement le drame de 1994. Ce sont des Tutsis et des Hutus, ce sont des Rwandais dont le point commun n’est pas l’esprit de revanche ou de vengeance, mais d’avoir « connu » un gĂ©nocide. N’allez pas croire pour autant qu’ils m’aient demandĂ© une seule fois de tĂ©moigner, en rĂ©alitĂ© il leur est impossible d’en parler. Si le sujet est Ă©voquĂ©, leurs yeux restent ouverts mais leurs regards se vident, enfermĂ©s dans un monde des tĂ©nèbres, l’indicible. Ces Rwandais ne m’ont jamais demandĂ© de tĂ©moigner, mais ils m’ont tous remerciĂ© de l’avoir fait, quelles que soient leurs convictions.
Pourquoi je n’ai pas Ă©tĂ© entendu par la Mission d’information parlementaire

1997, j’entends Ă  la radio le dĂ©bat parlementaire en Belgique, sĂ©vère investigation sur leur rĂ´le et leurs responsabilitĂ©s, je m’attends Ă  un dĂ©bat français, qui arrive enfin en 1998 avec la crĂ©ation de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda, prĂ©sidĂ©e par Paul Quilès. Je pense qu’enfin je vais ĂŞtre interrogĂ© et que je vais pouvoir informer nos parlementaires des sujets qui continuaient de m’interroger : les missions de combat avec lesquelles nous sommes parties dans une opĂ©ration « humanitaire », la bienveillance dont nous avons fait preuve Ă  l’Ă©gard du GIR et des FAR dont l’implication dans le gĂ©nocide s’Ă©clairait un peu plus chaque jour, et surtout ce convoi d’armes vers le ZaĂŻre…

je vais demander d’ĂŞtre auditionnĂ© quand un ami, que je crois particulièrement bien intentionnĂ©, vient m’avertir que la MIP n’est surtout pas une commission d’enquĂŞte et que mes interrogations y seraient très mal venues. Et puis je lis dans le Monde le compte rendu d’audition de Jean Christophe Mitterrand, dont les Rwandais parlaient beaucoup…
Une audition ?
– Bonjour cher monsieur comment allez-vous ?
– Vous avez quelque chose Ă  voir avec le drame rwandais dans lequel il vaudrait mieux que vous n’eussiez rien Ă  voir ?
– Non, Ă  la bonne heure, merci et Ă  bientĂ´t.
Mon conseiller avait donc raison, cette mission n’enquĂŞte point, elle s’informe, recouvre et protège.
Je ravale ma dĂ©ception et une certaine amertume. Je suis, mais de plus en plus loin, les dĂ©bats du Tribunal pĂ©nal international pour le Rwanda, les quelques mises en accusation en Belgique et surtout en Suisse, ce refuge historique qui pour une fois refuse d’ĂŞtre le paradis des bourreaux. Et je continue Ă  parler dans le dĂ©sert d’un Ă©vĂ©nement de plus en plus ancien… Je parle mais je ne suis pas entendu.
Comment j’ai parlĂ© Ă  la presse…dans le vide

2005, je quitte l’armĂ©e de terre,
ce sujet est toujours tapi dans l’ombre de ma mĂ©moire, j’en discute rĂ©gulièrement avec un ami suisse, diplomate engagĂ©, j’aimerais que mon tĂ©moignage ne soit pas enterrĂ© dans les eaux sombres et sans fond de l’oubli… Lui, qui m’a accompagnĂ© pour la mission d’extraction de rescapĂ©s la plus difficile que nous ayons dĂ» rĂ©aliser pendant l’opĂ©ration Turquoise, s’exprime Ă  travers les informations qu’il diffuse habilement pour que les gĂ©nocidaires ne soient jamais en paix. J’aimerais en faire autant mais je n’ai jamais eu l’âme, ni les rĂ©seaux d’un enquĂŞteur.

2008, je dirige maintenant, pour le groupe SNCF, les lignes Transilien de Paris Saint Lazare, et en lisant un très grand quotidien français, je rĂ©cupère les coordonnĂ©es d’un reporter international pour lui proposer d’Ă©voquer le sujet rwandais. Nous dĂ©jeunons ensemble tout près de Saint Lazare, terminus des illusions. Ce reporter, qui connaĂ®t très bien l’Afrique, m’Ă©coute avec intĂ©rĂŞt. « IntĂ©ressant, mais tout cela est connu… » Je tombe un peu de l’armoire, alors ce que j’essayais de dire depuis des annĂ©es est enfin connu, analysĂ©, expliquĂ© ? Il n’est pas aussi affirmatif, mais ne voit pas comment il pourrait utiliser ma matière. Retour au fond du lac.

2009, je rĂ©cidive avec un autre grand reporter du mĂŞme grand journal, un autre spĂ©cialiste de l’Afrique, il m’Ă©coute avec le mĂŞme intĂ©rĂŞt et me fait Ă  peu près la mĂŞme rĂ©ponse, « intĂ©ressant mais dĂ©jĂ  connu ». Et lĂ  je me range Ă  l’Ă©vidence, mes questions sur le rĂ´le de la France dans le drame rwandais sont « publiques » et il faut maintenant laisser les historiens dĂ©mĂŞler les fils de l’Ă©cheveau. Je suis rassurĂ© et presque un peu déçu, de n’avoir
rien fait pour aider à temps ce débat salutaire.
Pourquoi j’ai commencĂ© Ă  Ă©crire

2012, revers de fortune,
je suis au chĂ´mage, pardon en « transition professionnelle » et je m’ennuie. J’ai l’habitude de grosses journĂ©es de travail, mais mĂŞme avec 3 Ă  4 rendez-vous par jour, je dispose d’un temps libre auquel je ne suis pas habituĂ©. Mes proches s’inquiètent de me voir tourner comme un lion en cage. Ma fille aĂ®nĂ©e, qui travaille depuis plusieurs annĂ©es dans l’Ă©dition, me propose d’Ă©crire un livre, pour m’occuper. J’ai besoin d’une matière originale et qu’en mĂŞme temps je connaisse suffisamment, je choisis d’abord le Cambodge et puis finalement le Rwanda pour Ă©crire…un polar ethnologique. Mais impossible de construire une trame policière qui tienne la route, autrement qu’en plagiant ce que j’ai lu chez de bons auteurs.

Alors je prends un autre parti, raconter comment se passe une opĂ©ration militaire, vue de l’intĂ©rieur de l’opĂ©ration, par ses acteurs mĂŞmes. Je veux donner une image de ce qu’est en rĂ©alitĂ© une intervention militaire, non pas une analyse stratĂ©gico-politique, non plus un tĂ©moignage poignant de victime ou horrifiant de bourreau. Et je m’aperçois qu’il existe très peu de ce type de rĂ©cit, je me mets donc au travail avec ma fille comme (redoutable) conseillère de rĂ©daction qui me fait rĂ©Ă©crire intĂ©gralement deux fois mon manuscrit.
Elle veut que je sorte de l’autobiographie, « qui n’intĂ©ressera personne et oblige Ă  se justifier Ă  toutes la pages », j’invente donc un personnage fĂ©minin comme observatrice en mĂŞme temps qu’actrice de l’action Ă  laquelle elle participe. Ma fille m’oblige aussi Ă  effacer mon point de vue dans le rĂ©cit pour laisser le lecteur seul juge de ce que je dĂ©cris. Un exercice difficile, auquel je me plie sous sa pression.
Comment mon roman fait voler en Ă©clats la version officielle de l’opĂ©ration Turquoise

2013, je termine enfin ce livre, Vents sombres sur le lac Kivu,
dont le titre initial Ă©tait Carnet d’opĂ©ration de la capitaine Victoire Guillaumin. C’est un roman, j’ai modifiĂ© tous les noms mais je raconte avec prĂ©cision ce dont je me souviens du dĂ©roulement et des enchaĂ®nements de cette opĂ©ration, de la mise en alerte Ă  la dernière extraction vraiment compliquĂ©e de rescapĂ©s tutsis. J’essaie de respecter aussi les dates, mais sans y apporter plus d’attention, ce n’est pas un document historique mais un roman « autrement » sur un drame historique.

J’ai conscience de ne donner qu’un Ă©clairage partiel et limitĂ© Ă  mon expĂ©rience concrète, mais je ne veux pas inventer d’histoires, Ă  l’exception de celle de la dernière famille sauvĂ©e, comme une trame parallèle Ă  notre rencontre.
J’ai peur que ma mĂ©moire me trahisse, 20 ans après, alors je m’oblige Ă  reconstituer
l’enchaĂ®nement des faits, sans jamais regarder le carnet d’opĂ©ration que je tenais Ă  cette Ă©poque. C’est seulement une fois le premier manuscrit achevĂ© que je l’ai ouvert, et je n’y ai trouvĂ© aucune contradiction, quelques inversions de dates et d’Ă©vĂ©nements qui expliquent les dĂ©calages qui existent entre mes tĂ©moignages et le roman, mais surtout deux aspects troublants : les noms que je croyais avoir inventĂ©s existent tous, ce sont en gĂ©nĂ©ral les prĂ©noms de ceux dont je voulais garder l’anonymat. Et surtout, les mots que j’ai utilisĂ© pour dĂ©crire les faits 20 ans auparavant sont les mĂŞmes…curieuse fonction que la mĂ©moire.

2014, je publie en février Vents sombres sur le lac Kivu, après avoir essuyé pendant un an les refus polis des éditeurs frileux.
C’est la publication de ce roman qui va dĂ©clencher mon tĂ©moignage public.
Très rapidement, il apparaĂ®t que mon rĂ©cit, que je considĂ©rais comme une matière connue, est en rĂ©alitĂ© incompatible avec la version officielle de l’opĂ©ration Turquoise. Je l’ai compris lors d’un colloque privĂ© en mars, qui rĂ©unissait des historiens, des hommes politiques et des diplomates pour examiner justement le rĂ´le de la France dans le drame rwandais. J’Ă©tais invitĂ© du fait de la publication de mon roman, mais comme tĂ©moin direct de
l’intervention française. J’ai racontĂ©, devant l’assemblĂ©e qui pensait bien connaĂ®tre le sujet, ce que j’avais fait pendant l’opĂ©ration Turquoise, Ă  mon niveau modeste mais très opĂ©rationnel… et j’ai vu 24 mâchoires se dĂ©crocher. Je croyais avoir publiĂ© une matière connue et depuis longtemps intĂ©grĂ©e dans les travaux des historiens, j’ai vu leur stupĂ©faction en m’entendant.

Bien sĂ»r, certains m’ont assurĂ© par la suite qu’ils « connaissaient » une grande
partie de ce que je racontais, mais ils n’en avaient jamais eu la confirmation par un acteur opĂ©rationnel de cette intervention, ni un rĂ©cit cohĂ©rent et argumentĂ©. J’ai dĂ» faire face Ă  quelques rĂ©actions surprenantes. D’abord, et je crois ĂŞtre restĂ© très poli, un des intervenants, plus politique qu’historien, a tentĂ© de m’expliquer devant l’assemblĂ©e effarĂ©e qu’en fait je n’avais pas bien compris les missions qui m’avaient Ă©tĂ© confiĂ©es et que tout cela n’Ă©tait que malentendu, puisque lui savait quels ordres avaient Ă©tĂ© donnĂ©s…

Beaucoup plus subtile fut la rĂ©action du prĂ©sident du colloque : « c’est une question d’interprĂ©tation de faits qui doivent ĂŞtre resituĂ©s dans un contexte plus global et dont vous ignorez certains aspects. » Et de conclure naturellement qu’il serait mieux que je m’adapte Ă  l’Ă©difice plutĂ´t que d’en perturber l’agencement.
Certes, mais son changement de couleur quand j’ai parlĂ© des premières missions de combat qui nous avaient Ă©tĂ© confiĂ©es, du soutien apportĂ© au gouvernement intĂ©rimaire et surtout de la livraison d’armes en pleine mission humanitaire, en disait plus long que son discours et montrait sans ambiguĂŻtĂ© les lacunes de la mission d’informations parlementaire qu’il connaissait mieux que personne.

Cela me choque beaucoup, car comment comprendre ce qui s’est passĂ© et s’assurer qu’un tel drame ne puisse se reproduire si on ne connaĂ®t mĂŞme pas les pièces du puzzle ? C’est un dĂ©fi Ă  l’intelligence collective que je ne peux accepter : la version officielle est terriblement Ă©loignĂ©e de la rĂ©alitĂ© opĂ©rationnelle, dont je ne connais encore une fois qu’une infime partie, mais tragiquement incompatible. Comment comprendre si on ne sait pas ?
Pourquoi j’ai acceptĂ© de tĂ©moigner publiquement

Avril 2014, 20 ans après les faits,
j’ai souhaitĂ© tĂ©moigner publiquement sur les quelques pièces de puzzle que je possède, pour qu’on arrĂŞte d’endormir les Français avec une version officielle qui est un dĂ©ni du rĂ´le de notre nation dans le drame rwandais et un affront Ă  l’intelligence de nos citoyens, « dormez en paix, il ne s’est rien passé ».
Le monde entier commĂ©more les 20 ans du gĂ©nocide rwandais, et je n’ai eu aucun mal Ă  trouver des journalistes sĂ©rieux, qui travaillent depuis des annĂ©es sur le sujet et ont souvent eux-mĂŞmes publiĂ©, pour s’intĂ©resser Ă  mon tĂ©moignage et le diffuser au public.
En 2014, nous ne savons toujours pas quel a Ă©tĂ© le rĂ´le rĂ©el de la France dans le drame rwandais, parce que des zones d’ombre sont soigneusement gardĂ©es pour masquer de graves erreurs.

Pour ceux qui se demanderaient si mon tĂ©moignage public n’est pas une habile promotion du livre, les Ă©diteurs expliquent mieux que moi qu’une polĂ©mique dĂ©tourne de la lecture. Concrètement ceux qui parlent aujourd’hui de cette controverse n’ont jamais lu mon roman et se contentent en rĂ©alitĂ© des trois paragraphes d’un article. Je le regrette, parce que je crois que ce livre constitue aujourd’hui une des images plus rĂ©alistes de l’opĂ©ration Turquoise. Il montre en particulier le grand professionnalisme de mes compagnons d’armes, l’immense chaos auquel il fallait faire face au quotidien et enfin la confusion dans laquelle nous avions Ă©tĂ© consciencieusement laissĂ©s sur les responsabilitĂ©s effrayantes de ceux que nous avons soutenus de fait.
Pourquoi ce débat doit avoir lieu

Que ma dĂ©marche soit claire, en tant que citoyen, j’aimerais savoir quelles dĂ©cisions d’intervention de la France au Rwanda ont Ă©tĂ© prises, qui en a dĂ©cidĂ©, avec quels objectifs et sur les conseils de qui. En tant qu’ancien militaire, j’aimerais que cela ne consiste pas Ă  demander des comptes Ă  mes compagnons d’armes qui ont menĂ© cette opĂ©ration de manière très professionnelle, comme on l’attendait d’eux, et dont je suis solidaire.
Je veux que ce dĂ©bat ait lieu, et sans attendre que les protagonistes aient disparu comme nous l’avons fait si courageusement après la guerre d’AlgĂ©rie.

Un mot enfin sur tous ceux qui m’ont « conseillé » de me taire, ils sont nombreux, ils ont tous de bonnes raisons : je fais polĂ©mique, ce n’est pas Ă  moi de porter ce dĂ©bat, je pourrais compromettre ma carrière professionnelle, je ne respecte pas l’obligation de rĂ©serve qui
devrait s’Ă©tendre mĂŞme au delĂ  du service actif, je brise la culture du silence, mes propos pourraient ĂŞtre compris comme une critique de mes compagnons d’armes, j’alimente une polĂ©mique internationale, je questionne l’image de la France, je mets en difficultĂ© des dĂ©cideurs politiques encore (très) influents qui me neutraliseront, j’attire l’attention sur des opĂ©rations financières qui ne doivent pas ĂŞtre dĂ©voilĂ©es, je me mets inutilement en
avant, je ne me protège pas assez, je n’Ă©pargne pas les miens, je ne peux pas partir en croisade, je serai seul, je gĂŞne…
Et bien s’il me fallait une seule raison pour parler, ce serait justement celle-ci : qu’on me conseille de me taire. Je me tairais quand ceux qui devraient parler se mettront Ă  tĂ©moigner et que nous pourrons rendre hommage, dignement, aux centaines de milliers de victimes que, peut ĂŞtre, nous aurions pu empĂŞcher.

Je publierai, dans les semaines qui viennent, quelques articles sur des Ă©vĂ©nements clefs du rĂ´le de la France au Rwanda dont j’ai Ă©tĂ© tĂ©moin.
Ces articles sont destinĂ©s Ă  ceux qui s’intĂ©ressent Ă  la reconstitution intelligente du puzzle des Ă©vĂ©nements qui doit permettre de comprendre et aussi de juger par soi-mĂŞme…

11 commentaires Ă  Rwanda, 20 ans pour sortir du silence ?

Jean Dusaussoy dit :
01 septembre 2014 Ă  08:15

La vérité entre récit historique et actions sur le terrain:
Bravo de témoinger du ressenti d’un officer sincère. Par contre les histoires font-elles l’Histoire ? Toutes les grandes politiques, les grandes guerres, les grandes constructions sont truffées d’actions sur le terrain qui se placent difficilement dans la grande ligne, de doutes et hélas de bavures.
Je suis surpris que l’on accuse les gouvernements occidentaux (dont la France) de complicité dans un génocide qu’il n’ont pas empêché, certes mais surtout pas prévu ni compris.
La France, la Belgique et d’autres pays ont dépêché des troupes dans l’espoir de rétablir l’ordre. Ces troupes se sont souvent révélées impuissantes, car maintenir l’ordre aurait signifié stopper des mouvements de foules incommensurables, des folies collectives inctrôlables. Rien de tout cela n’était possible pacifiquement. Tirer sur la foule pour l’arêter, et faire des morts, ou rester passif, de criante de tuer des participants à ces actes de folie collective et endosser une sorte de respponsabilité passive. Il n’y avait probablement pas de bonne réponse. Comme en témoigne le capitaine Ancel (capitaine à l’époque), les troupes gouvernementales étaient en plein déliquescence et Paul Kagame n’était qu’un chef de guerre dangereux. Alors, qui soutenir pour maintenir l’ordre et tenter de sauver des vies ?
La vraie leçon: quand le monde bascule dans la folie meurtrière, il ne reste plus que la prière !
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LEFEBVRE Philippe dit :
31 août 2014 à 13:21

Monsieur.

Je me suis rendu au Rwanda plusieurs fois et j’ai ressenti la violence de ce génocide.
Le Mémorial de Kigali est un lieu qui marque car il exprime cette atrocité.
J’ai questionné beaucoup de gens sur place et je n’ai eu pour réponse que des silences ou des souvenirs tragiques.

Je dois vous avouer que vous apportez de la lumière sur cette période pour laquelle certains s’obstinent tant à laisser l’ombre perdurer avec l’espoir de l’oubli.

Comme tous ceux qui ont lu votre témoignage , je rends hommage à votre sincérité, à votre honneur d’homme .
J’espère un jour, tout comme vous , qu’enfin la vérité , aussi dérangeante soit- elle, sera enfin révélée.
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ice view dit :
31 août 2014 à 10:53

C’est très courageux monsieur !

Vous avez mon soutien moral total.

Une nation aussi grande soit-elle, ne peut pas prévaloir de l’être quand elle ne se libère pas des démons de son passé.

Qu’on le saches !

Merci encore.
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SĂ©bastien dit :
31 août 2014 à 08:12

Merci.
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Jean-Pierre Bernajuzan dit :
30 août 2014 à 17:23

Merci pour votre témoignage. Je cours acheter votre livre !
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issanissa dit :
30 août 2014 à 11:02

Merci Monsieur pour votre courage et je vous accompagne, par la pensée, pour que la vérité soit faite. Ne maitrisant pas vraiment ce sujet bien qu’il m’interpelle depuis des années, je me ose toujours la question de la sincérité de Kagamé dans ses attaques insultantes contre la France. Aurait-il raison ?
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Alain Stef dit :
29 août 2014 à 22:02

Monsieur je viens de lire votre article sur le journal Le Monde et je vous renouvelle ici mes respects et vous êtes l’égale d’un Jacques Pâris de la Bollardière. Honneur à vous et aussi soutien total
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pachou dit :
29 août 2014 à 20:46

Vous écrivez bien. Que pensez vous de l’article de M. Théogène Rudasingwa parue dans Causeur de Juillet-Août 2014? Ancien collaborateur de Paul Kagamé. Ne trouvez vous pas que ce dernier en a fait beaucoup trop dans son aversion de la France? J’ai toujours trouvé cette détestation suspecte. Il y a des choses qu’un dirigeant aussi intelligent que Kagamé ne devrait pas faire, sinon pour prendre du champ par rapport à ses propres actions.
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Cosse Jean-Pierre dit :
14 juin 2014 Ă  09:22

Merci infiniment d’avoir parlé à travers ce roman et d’avoir vaincu les nombreux obstacles que vos collègues et les médias et ceux qui savent ont dressé devant vous. En écrivant « Alain Juppé et le Rwanda », paru en février dernier aux éditions L’Harmattan, je me suis penché sur la responsabilité d’Edouard Baladur et surtout du ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, qui est à l’origine de l’Opération Turquoise. Ce sont les politiques qui donnaient les ordres. Il me tarde de lire votre livre et de vous rencontrer pour que nous puissions confronter nos approches respectives de la vérité. Je ne suis qu’un citoyen, mais les décideurs militaires et politiques doivent rendre des comptes.
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Nathalie dit :
12 juin 2014 Ă  16:29

Merci
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redlight dit :
12 juin 2014 Ă  01:25

bravo, c’est courageux

continuez ce que vous faites

la france mérite mieux que les dénégations de ses responsables
il est évident que, politiquement, il faudra attendre longtemps avant d’avoir une prise de responsabilité et une vue sur la vérité
mais les médias et les historiens, et la justice, eux doivent travailler en indépendance et se nourir de votre travail

Publié le 11 juin 2014 par Guillaume ANCEL
http://nepassubir.blog.lemonde.fr/2014/06/11/rwanda-20-ans-pour-sortir-du-silence/
Posté ar rwandaises.com